Pour comprendre pourquoi les travaux Lamarckiens sont si significatifs, le mieux est de se représenter la situation dans laquelle se trouve le naturaliste du dix-huitième siècle. Nous savons déjà qu'il avance muni de l'arborescence, reconnue comme un formidable outil de classement. Parlons un peu maintenant d'histoire naturelle!
Au dix-septième, déjà, le naturaliste britannique John Ray définit l'espèce comme un groupe d'individus si similaires qu'ils doivent avoir les mêmes ancêtres. Au dix-huitième, on rencontre chez Buffon la définition moderne, à savoir: un groupe d'individus qui sont capables, dans des conditions naturelles, d'engendrer une progéniture fertile. Buffon se montre en même temps très circonspect envers l'idée d'évolution des espèces. Le premier texte de lui cité insiste sur la nécessité d'ordre et de degrés dans l'univers, ce grand lieu commun hérité du moyen-age. Le deuxième (publié la même année que "Flore française" de Lamarck) embrasse vigoureusement une vue transformiste de la nature. On imagine Buffon terminant en 1778 une phrase commencée en 1753: 'Dans un univers bien organisé, les nouvelles espèces n'arrivent pas, comme ça, par hasard, seulement voilà! on rencontre des espèces marines fossiles dans les hautes montagnes, et on se pose quand même la question.' Charles Darwin n'aura plus ensuite qu'à remplacer le pittoresque développement du 'seulement voilà!' par un lapidaire et galiléen 'et pourtant, c'est bien comme ça qu'elles arrivent'.
Quant à Linné, son approche de l'espèce est la suivante: Il compare les espèces entre-elles, cherchant à les grouper en catégories d'espèces semblables pour tel ou tel autre critère. En procédant ainsi, il découvre un nombre relativement faible de traits communs à de très nombreuses espèces. A l'intérieur de chaque groupement, il distingue encore des sous-groupes, etc. Des caractéristiques les plus larges aux plus étroites, une version moderne du système de Linné comprend: le règne, l'embranchement, la classe, la famille, le genre, l'espèce. Pour appartenir au règne végétal, il suffit en principe d'être vert et d'avoir un tissu de forme précise. Pour appartenir ensuite à l'embranchement des bryophytes, par exemple, il suffit de n'avoir aucun système vasculaire.
Effet surprenant de sa méthode : le système de classement naturel de Linné correspond exactement au classement des espèces selon l'évolution. Pour Ray et Linné, l'espèce est une catégorie naturelle parce qu'elle est immuable. Nous savons aujourd'hui que ce n'est pas le cas. Le recouvrement des observations s'explique aisément car les similarités de structure observées par Linné ne sont pas le fruit du pur hasard. Ces similarités anatomiques doivent forcément exister pour des espèces ayant connu une évolution commune.
Le document: "Système naturel" représente le sommet de l'arborescence de la classification systématique à la manière de Linné, obtenue par l'observation de plantes vivantes. Le document "Evolution des plantes vertes", basé, entre autres, sur l'analyse de fossiles, fournit exactement les mêmes renseignements. C'est étonnant mais c'est comme ça.
C'est à Lamarck que revient la distinction d'avoir, le premier, émis et défendu l'hypothèse du transformisme qui conduit à terme à concilier toutes les données entre elles. Ce fait est cependant notoire et nous éloigne un peu de notre propos. Ce qui nous intéresse ici est de savoir que Lamarck a continué le travail de classement commencé par Linné.
Résumons: Le fait le plus remarquable à retenir de cette explication est que le système "naturel" de Linné, qui n'est au départ qu'un système arbitraire pour classer, s'avère bel et bien naturel en ce sens qu'il met en évidence un phénomène précis: l'évolution des espèces. L'invention de l'hypertexte par Lamarck procède de cette notion de "système naturel".
Constatant combien il est difficile, à partir d'un document organisé selon la classification naturelle, de "déterminer" une plante (c'est à dire trouver à quelle espèce appartient la plante dont on tient un échantillon), Lamarck crée une nouvelle classification procédurale à côté de la première. Le système de Lamarck s'attache à considérer les structures les plus évidentes de la plante, plutôt que les structures communes au groupe auquel elle appartient. Ce système, les "questions dichotomiques", qui paraît de prime abord désespérément chaotique, facilite la recherche de l'information.
Voir comment Gaston Bonnier décrit ce système sous : Bonnier.
Il apparaît dans ces documents que Bonnier a continué à son tour les travaux de Lamarck. Les Flores de Bonnier sont donc le fruit de presque deux siècles de travail. Bonnier nous fait remarquer avec candeur que le Système de Linné répond très mal à la question qui lui est posée. Bonnier saisit déjà la différence entre le Système de Linné, qui est une contribution majeure à l'histoire naturelle, et celui de Lamarck, qui relève surtout de l'ingénieurie. D'ailleurs, la note qui suit son explication est révélatrice puisqu'elle pourrait figurer dans n'importe-quel logiciel publié aujourd'hui: elle fait état de plusieurs éditions mais aussi de testeurs "ignorants" et de la possibilité de trouver encore des "erreurs ou des améliorations". On serait presque tenté de chercher son site web !
Un point qui peut sembler trivial est la qualité "dichotomique" des questions Lamarckiennes. Chaque paire de questions formule des observations mutuellement exclusives (en principe seulement!). Il suffit de répondre "Oui" à l'une des deux questions pour atteindre la paire de questions suivante. Il pourrait sembler plus simple de ne formuler qu'une seule question et de suivre l'une des deux branches "oui" ou "non". Plus simple pour qui? Les avantages qu'on a à se situer toujours sur une branche "oui" sont, à vrai dire, inestimables. On peut ainsi, en changeant peu la syntaxe et la ponctuation, convertir le parcours dans les questions en suite d'affirmations parfaitement cohérentes. La série d'affirmations se construit assez mécaniquement, et sans qu'il soit besoin d'y appliquer la moindre logique. Le travail d'ingénieurie linguistique que cela représente de la part de Lamarck est d'une élégance certaine.
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