J'ai signalé à propos du Thésaurus de Roget que l'utilité de la représentation sous forme de système figuré de l'arborescence est contestable. Cette représentation ravit l'intellectuel et plus généralement l'esprit créatif, c'est à dire celui qui a l'habitude d'opérer d'abord sur l'imaginaire avant de passer à la représentation. On attend bien souvent de l'ordinateur un objet qu'on dit plus concret. J'en veux pour preuve l'échec commercial spéctaculaire de programmes comme HyperCard ou ThinkTank qui obligent l'utilisateur à opérer sur des choses qui n'existent pas encore. Ces logiciels de "traitement d'idées" n'ont pas trouvé la faveur du public, malgré leur perfection technique. Manipuler des choses parfaitement abstraites ne semble pas rassurer le grand public qui préfère des logiciels comme les traitements de texte qui représentent simplement et directement les mots du discours - qui appartiennent au moins à la réalité du papier. L'arborescence pose donc un problème de langue.
Il faut pourtant se familiariser avec le traitement d'idées - jusqu'à un certain point. D'économiseur d'effort, l'ordinateur est passé au stade d'économiseur de pensée. C'est une évolution souhaitable dans la mesure où il est des pensées relativement pénibles dont on se passerait bien et je suis le premier à vouloir les confier à la machine. Il faut toutefois se souvenir que les réalisations à ce stade demeureront très incomplètes. Il y a des gens, dont je fais partie, qui pensent que la véritable intelligence artificielle ne sera jamais qu'une chimère. Nous devons porter un regard inquisiteur sur tous les résultats, même intermédiaires, et intervenir par endroits. L'ordinateur peut diminuer notre effort de pensée mais il ne l'ôtera pas complètement. Nous devons maîtriser les opérations. Il faut donc répondre à la question de savoir pourquoi l'arborescence est pour nous une source de difficultés car c'est la représentation intermédiaire de choix pour la machine.
En réalité, nous représentons l'arborescence d'abord pour décrire globalement une chose. Dès que nous entrons dans les détails, l'image de l'arborescence disparaît de notre conscience. Mais il y a plus à considérer ici que le passage à une autre échelle. Un plan de ville, par exemple, n'est pas une représentation immédiate. Le plan nous aide à trouver un itinéraire pour aller du point A au point B. Le plan est lié à l'action et non à la visualisation. C'est si vrai que, pour exploiter un plan, nous avons besoin de repères abstraits comme les noms des rues. Ces repères codés nous sont infiniment plus utiles que des observations directes comme "l'avenue est bordée de platanes" ou "au coin où il y a une grande brasserie". La navigation avec le plan devient très difficile quand on ne comprend pas les panneaux. On raconte l'histoire amusante du visiteur étranger dans une ville française qui téléphone à une centrale de taxis et énonce avec quelque difficulté, en déchiffrant les panneaux: "Je suis au croisement de la voie sans issue et de la voie à sens unique".
Quand on reproche à un hypertexte de perdre ses lecteurs, on oublie que bien des gens sont incapables de se diriger dans une ville qui ne leur est pas familière, même en s'aidant d'une carte. Améliorer l'hypertexte en lui joignant un plan ne changerait donc rien, selon toute probabilité.
La représentation de l'arborescence pour l'hypertexte est plus petite que l'hypertexte lui-même mais quand même plus grande que l'écran. En schématisant on aboutirait à une représentation panoptique qui ne renseignerait guère. Il n'existe ainsi aucune représentation panoptique du web. Et même si on trouvait un moyen astucieux de replier la représentation, on ne serait pas plus avancé. Songez à ces plans de ville astucieusement découpés pour devenir des pages de livre : les gens qui éprouvent des difficultés avec un plan ordinaire en éprouvent d'avantage avec un plan découpé.
Conclusion: l'arborescence est difficile parce qu'elle représente des actions et non des choses. Elle est trop grande pour servir de représentation panoptique. Pratiquement, l'arborescence domine le mouvement dans les écrans d'hypertexte. C'est sa rapidité qui compte. On n'y visualise dans l'hypertexte qu'un voisinage. Il est parfois utile d'imaginer sa forme mais ça réclame un effort !
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