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Je me plais à voir une chose dans la problématique hypertextuelle qui la rapproche du surréalisme: le jeu avec l'idée freudienne de vie mentale intérieure fondamentalement différente et indépendante des réalités extérieures. Freud met en garde contre la tentation de cèder aux demandes spécifiques à cet univers purement virtuel. Breton plaide au contraire en faveur de l'extériorisation, de la manifestation de cette vie avec cette définition: "Surréalisme, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée." (1) L'hypertexte serait une "autre manière" de poursuivre l'entreprise surréaliste.

L'hypertexte, tout comme le surréalisme, accorde à sa production la valeur de trace immédiate de l'activité de l'esprit, c'est à dire indépendante de tout impératif directement lié à la réalité tangible et de toute considération esthétique. Il ne saurait être question toutefois de considérer l'écriture d'un site web par exemple comme "immédiate" au sens temporel.

L'hypertexte ne concerne d'abord que la forme. Il en découle que l'hypertexte va naturellement inclure aussi la forme traditionelle du livre parmi les attributions du "fonctionnement réel de la pensée". Les formes du livre en papier sont démontrées compatibles avec le fonctionnement de l'esprit. Il s'agit maintenant d'étendre ces formes pour qu'elles répondent toujours mieux à l'impulsion de "l'automatisme psychique pur".

C'est sans doute l'évidence de cette proposition qui me fait si vite perdre patience avec les gens qui opposent le livre à l'hypertexte, qui s'imaginent que l'hypertexte est la mort du livre et qui laissent entendre que l'hypertexte n'intéresse que les illettrés. Ces arguments forment un magnifique noeud de contradictions. S'imaginer tout cela, c'est n'avoir guère réfléchi à la question.

L'hypertexte se veut compatible avec tout type de fond. Quelle technologie digne de ce nom pourrait en effet ne supporter qu'un type particulier d'ouvrage parmi d'autres? Ainsi, l'hypertexte ne s'embarrasse pas de cette question qui semblait hanter Breton: quelle littérature satisfait aux critères du surréalisme? Tout peut entrer dans un hypertexte.

Développer des formes hypertextuelles à l'intérieur d'un ouvrage particulier est toujours possible mais pas indispensable pour définir un hypertexte. C'est surtout l'association d'ouvrages qui est hypertextuelle par nécessité. C'est pourquoi l'omniprésence du mot "découpage" dans le discours de l'un ou l'autre cogniticien m'a toujours profondément gêné. Selon moi, le découpage pose bien un problème mais il n'est pas nouveau: c'est la formation de pages à partir d'un enchainement de symboles prétendu linéaire. Il suffit d'admettre une fois pour toutes que le fait de tourner les pages n'est pas contraire au "fonctionnement réel de la pensée" et le problème est réglé. Seule nouveauté (et encore ne concerne-t-elle que l'ingénieur): dans l'hypertexte, la symbologie de page devient un repère pour la machine autant que pour le lecteur. La contrainte n'est pas levée à ce niveau: l'ordinateur, tout comme le livre, s'obstine à vouloir à tout prix délivrer l'information par petits paquets. L'hypertexte devra se contenter de gérer les paquets. Le paquet sera peut-être aboli demain mais pour l'instant, il faut encore le supporter. C'est l'existence même du paquet qui représente une contrainte pour la pensée et non pas la forme ou la taille qu'on décide de lui donner, assez arbitrairement, semble-t-il, d'ailleurs.

La clef

Le véritable acquis de l'hypertexte est le suivant: La page n'y est plus un simple attribut de l'ouvrage. L'ouvrage devient aussi un attribut de la page. Par conséquent, une page peut désormais appartenir en même temps à plusieurs ouvrages et inversement. L'exercice de classement opère maintenant en même temps et sensiblement en les mêmes termes sur l'ouvrage et sur la page. Mais pourquoi s'arrêter en si bon chemin? Introduisons avec allégresse maintenant tous les attributs qu'on voudra partout où on voudra. Ces "clefs" nous donneront autant de motifs à classer en même temps. Les dispositions que nous serons amenés à prendre dans nos classements ne seront régies par aucune loi physique telle que la gravité ou la conservation de la matière. Nos paquets d'information hypertextuelle sont libres de diverses contraintes mécaniques qui pèsent sur la page en papier.

Le programme

J'ai toujours affirmé qu'il n'est pas supportable pour l'esprit de laisser à certains individus le soin de programmer les machines et à d'autres celui de les utiliser. Cette distinction a eu son utilité dans le passé mais elle est si contraire au "fonctionnement réel de la pensée" qu'il n'y a aucune raison de vouloir la pérenniser. Elle est trop sinistre. C'est un peu comme s'il fallait, pour piloter une voiture, une personne pour tenir le volant et une autre pour accélérer et freiner. Il y aurait beaucoup d'accidents. Autre analogie, plus pertinante: S'il fallait, pour peindre un tableau, une personne pour choisir et mélanger les couleurs et une autre pour les appliquer à la toile, le résultat ne serait guère satisfaisant.

Le premier message de l'utilisateur au programmeur a toujours été le suivant: "Je classe mes informations comme ceci. Faîtes-moi un programme qui reflète ce classement. Quant au reste, peu importe!" Cette requête doit pouvoir être adressée directement à l'ordinateur. Cette partie principale de la programmation qui consiste en l'établissement des différentes classes dans la mémoire de l'ordinateur appartient désormais au champ d'action de l'utilisateur.

Que reste-t-il donc à programmer? Beaucoup, sans doute. Il faut toujours s'occuper de ce vaste domaine qui laisse l'utilisateur parfaitement indifférent. Sur ce point précis, l'hypertexte rejoint encore le surréalisme. Breton écrit: "C'est à l'indifférent que j'ai tenté d'exercer ma mémoire, aux fables sans moralité, aux impressions neutres, aux statistiques incomplètes..." (2) C'est face à l'indifférent que la pensée choisirait son plus libre parcours. L'indifférent, c'est aussi l'unique domaine vraiment propre au programmeur.

L'hypertexte va où le surréalisme a ouvert la voie. Les fantaisies de l'écriture surréaliste prouvent d'abord que l'esprit s'accomode sans mal de toutes les extravagances de fond ou de forme du moment qu'il y entrevoit un sens possible. C'est encore plus vrai avec l'hypertexte où la fantaisie n'affecte que la seule forme.

Le modèle

Le modèle pour la structure hypertextuelle, une surface (ou interface) qui sépare la mémoire humaine de la mémoire électronique se rencontre chez André Breton (entre 1930 et 1934) dans "Les Vases communicants", où il est question d'un "tissu capillaire assurant l'échange constant qui doit se produire dans la pensée entre le monde extérieur et le monde intérieur (...)." (3) Il suffit à mon sens de remplacer ici le "monde extérieur" par l'ordinateur, où l'hypertexte représente précisément l'image dans un miroir de ce tissu, pour concrétiser cette vision. Breton, commentant ce passage en 1952, poursuit: "Il me semble toujours qu'à ce niveau, auquel la réflexion humaine parviendra à se maintenir tôt ou tard, la vieille opposition entre matérialisme et idéalisme se vide de tout sens." (3) L'idée que voilà, pour évidente qu'elle soit, est rarement exprimée avec autant de bonheur que par cette formule. Il suffit à mon sens d'y remplacer "tôt ou tard" par "maintenant".

L'hypertexte au service du surréalisme?

Le surréalisme ne serait-il qu'un jeu? Les vives querelles qu'il a suscité ne le suggèrent pas. L'engagement profond des écrivains surréalistes ne le suggère pas non plus. Contrairement à ce qu'on a pu prétendre, le surréalisme ne s'est pas évaporé au cours des années 1930 dans des conditions assez équivoques et sans laisser de traces. Le surréalisme pose une question brûlante: L'écriture doit-elle répondre au besoin d'émancipation de l'esprit? Les surréalistes le croyaient sincèrement. Le développement de l'hypertexte va peut-être aussi dans ce sens. Les points de convergence sont en tout cas si nombreux que le rapprochement n'est pas sans fondement, me semble-t-il. Chacun est libre d'en penser ce qu'il veut, bien évidemment.


(1) BRETON André, Le Manifeste du Surréalisme
(2) BRETON André, L'introduction au discours sur le peu de réalité
(3) BRETON André, Entretiens
Clefs: 
clef
découpage
discussion
jeu

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