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Particularismes et lacunes de la théorie tonale classique

L'idée que la théorie classique n'a d'autre fondement que l'autorité de ceux qui la défendent est assez étonnante pour qu'il faille l'étayer. Les citations qui suivent sont extraites de l'Abrégé de la théorie de la musique de J. Chailley et H. Challan paru aux éditions Alphonse Leduc en 1948. Cet ouvrage très clair expose parfaitement la théorie défendue par l'école. C'est exactement ce qu'on attend des auteurs qui sont respectivement sous-directeur et professeur au Conservatoire National de Musique de Paris. L'autorité coule d'en haut et c'est au sommet qu'il faut s'adresser si on veut être renseigné sur la théorie classique !


Extrait de la préface de C. Delvincourt, Directeur du Conservatoire National de Musique de Paris

L'Abrégé de la théorie de la musique serait intercalé entre les méthodes passées, sévèrement critiquées, et un avenir possible où tout serait nouveau.


Extrait du livre

Le premier paragraphe témoigne des meilleures intentions. Malheureusement le timbre est balayé du revers de la main dès le deuxième.

Or les physiciens de l'époque pouvaient déjà démontrer les rapports étroits qui existent entre le timbre (c'est à dire les harmoniques) et la théorie tonale ! Sans doute peut-on expliquer cela par la traditionnelle lutte "territoriale" qui oppose parfois les arts et la science.

Le souci de justesse physique est néanmoins manifeste quand les auteurs déclarent que "tous les intervalles existent dans la nature, mais notre musique n'en emploie qu'un petit nombre". Le sens est évident. Mais la formule n'est pas tout à fait exacte. Notre musique ne vise qu'un petit nombre d'intervalles mais elle atteint une infinité d'intervalles dans le voisinage de chacune de ses cibles.


Les paragraphes concernant les intervalles sont principalement consacrés à la description des signes et du vocabulaire. Ce n'est pas negligeable. Les signes sont nécessaires à la lecture et l'écriture. Le vocabulaire favorise naturellement l'élaboration d'un langage musical tout court.

Il me semble toutefois qu'on ne s'éloigne guère de la théorie établie. Soit. Le souci de s'adresser à "l'intelligence musicale" annoncé dans la préface ne comprend visiblement aucune réponse au "pourquoi ?" des choses.

La légèreté des explications amène des compensations. L'exposé ressemble à une règle de jeu. C'est heureux puisque la musique est bien une sorte de jeu.


On observe le son : les "impressions" auditives nous donnent quelques points de repère pour évaluer nos propres sensations. Le son des intervalles les plus consonants est au moins esquissé.
Assez curieusement, la seconde ne semble laisser aucune impression auditive digne d'être notée. C'est assez regrettable dans la mesure où c'est, de tous les intervalles, le plus spectaculaire à l'audition.
Partant d'une série de règles formelles qui semblent exister surtout parce qu'on leur donne des noms, nous pratiquons déjà une forme d'arithmétique sur les intervalles. Le son est loin.

Voici la dernière des rares références aux sons musicaux "utilisés pour eux-mêmes et non en vertu d'un sens convenu" à découvrir dans tout le chapître consacré aux intervalles. Le premier propos déclaré de la théorie me semble bien modestement défendu !


Remarque importante

Souligner quelques lacunes dans une théorie ne constitue pas une critique de l'ouvrage choisi pour illustrer l'argument. Parmi tous les livres de référence sur la théorie classique, celui-ci est l'un des plus concis et l'un des meilleurs - et j'en recommande vivement la lecture.


Le sens de la théorie

J'ai toujours senti que le sens du mot "théorie" acquiert une nuance très particulière lorsqu'on parle de musique. Si un manuel d'orthographe avait pour titre : "théorie de la langue française", nous le prendrions avec un grain de sel. Rares sont ceux pourtant qui contestent la théorie de la musique tonale qui est avant tout une énumération de conventions. La théorie devient importante parce que beaucoup l'adoptent et non parce qu'elle vaut mieux qu'une autre.

Qu'il puisse y avoir d'autres bases très divergentes mais qui réussissent tout autant est aujourd'hui reconnu, même à l'école. La valeur réelle de la théorie classique réside dans l'usage que les musiciens européens en ont depuis plusieurs siècles : on peut faire de la musique sur cette base-là et une somme impressionnante de réalisations le prouve. Cette théorie fonctionne tout comme le mythe qui, indépendamment de son contenu de vérité, change l'univers. Je n'ai pas la moindre objection sur le fond : c'est un savoir important pour le musicien. Je trouve seulement regrettable qu'on y prête si peu d'attention au ton en tant que phénomène réel. Et c'est d'autant plus regrettable que l'analyse harmonique explique beaucoup d'éléments de la théorie classique (au lieu de les invalider comme on pouvait le craindre au départ). L'approche physique complète l'approche classique.


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